Pour anticiper les défis de la route et du rail, Colas déploie une stratégie offensive tant à l’international que sur le front de l’innovation. Entretien avec Hervé Le Bouc, P-DG du groupe Colas.
En 2018, l’international a pris le pas sur le marché domestique chez Colas. Comment expliquez-vous ce phénomène inédit ?
Le marché français s’est effondré sur la période 2008-2015 avant de se redresser progressivement ces dernières années. En parallèle, nos activités à l’international n’ont jamais cessé de croître. Une dynamique accentuée l’année dernière par les acquisitions successives de Miller McAsphalt au Canada et d’Alpiq en Europe, qui ont contribué à porter la part de l’international dans notre chiffre d’affaires (CA) à 51 %. Par ailleurs, il serait à la fois compliqué et contre-productif de nous consolider davantage dans l’Hexagone, sachant que notre part de marché y est déjà importante. Dès lors, tout laisse à penser que l’écart devrait continuer de se creuser.
Comment vos stratégies de croissance externe s’adaptent-elles aux différents marchés mondiaux ?
Concernant la route, nous nous focalisons en particulier sur l’Amérique du Nord. Dans cette zone, nous comptons parmi les groupes les plus importants, mais nos parts de marché restent faibles. Aux Etats-Unis, nous ne sommes implantés que dans une quinzaine d’Etats. Très dynamique, le sud-ouest du pays reste à conquérir. Nous y effectuerons sans doute des opérations dans les années à venir. Notre croissance externe est également orientée vers les marchés européen et australien. En outre, nous pouvons décider de nous ancrer dans un pays par le biais de projets ponctuels, comme nous avons su le faire, pour notre activité ferroviaire, avec Colas Rail.
Vous regardez aussi de près l’Amérique latine…
Nous y sommes encore peu présents. Colas Rail a remporté, il y a quelques années, les marchés des lignes 1 et 3 du métro de Santiago du Chili, puis plus récemment trois contrats de maintenance ferroviaire dans ce pays. Le Chili comme le Pérou sont des pays miniers en devenir, qui ont des besoins importants en infrastructures routières. Nous avons décidé d’y investir. D’où l’annonce fin 2018 du rachat au Pérou de la société Conalvias, dont le closing interviendra prochainement.
Miller McAsphalt est l’acquisition la plus importante de l’histoire de Colas. Que vous apporte cette opération ?
Nous suivions cette entreprise avec attention depuis douze ans pour sa complémentarité évidente avec les activités de Colas Canada. Cette acquisition nous permet d’être présents sur toute la chaîne de valeur et dans toutes les provinces. Il faut savoir que nous ne réalisions que 60 M€ de CA en Ontario, contre 560 M€ pour le spécialiste de la construction Miller. De son côté, l’activité bitume de McAsphalt, de la côte est à la côte ouest du Canada, était bien supérieure à celle de notre entité Colasphalt, implantée à Edmonton.
Est-ce également une recherche de complémentarité qui vous a poussé à racheter, via Colas Rail, la partie caténaire du Suisse Alpiq ?
Cette opération vient en effet consolider et développer notre expertise dans les métiers de la caténaire. Mais elle vient aussi compléter l’implantation de Colas Rail en Europe, puisqu’Alpiq est présent aussi bien en Suisse qu’en République tchèque et en Italie, un pays où notre filiale ferroviaire était jusqu’alors absente. Nous en tirons déjà les premiers fruits puisque nous sommes membres d’un groupement qui a récemment remporté un marché global pour une LGV italienne. Enfin, par sa présence au Royaume-Uni, Alpiq participe à renforcer notre position sur ce marché.
Justement, comment appréhendez-vous le Brexit ?
Le gouvernement britannique consent actuellement d’importants investissements dans les infrastructures pour prévenir les éventuelles baisses d’activité liées à une sortie de l’Europe. Pour l’instant, la perspective du Brexit a donc plutôt des conséquences positives pour notre entité outre-Manche. De plus, notre filiale là-bas, Colas Limited, est britannique, tout comme la quasi-totalité de nos équipes. Elle est donc éligible à l’obtention de financements par UK Export Finance, en particulier en Afrique.
« La perspective du Brexit a plutôt des conséquences positives pour notre entité outre-Manche. »
Un autre axe de développement porte sur l’innovation et la route de « cinquième génération ». Quel est le fil directeur de cette stratégie ?
Les solutions innovantes que nous développons s’appuient sur les technologies numériques et l’intelligence artificielle, deux leviers qui favorisent l’émergence de nouveaux services pertinents. Certains d’entre eux, comme Wattway ou encore la signalisation dynamique Flowell, confèrent de nouvelles fonctions à l’infrastructure routière. D’autres se concentrent davantage sur l’usager et entrent dans le champ de la mobilité dite « intelligente ». Le service Moov’Hub en constitue un bon exemple. Actuellement mis en œuvre à Saclay, il vise à améliorer la gestion du stationnement par l’insertion de capteurs dans les ouvrages. Enfin, nous travaillons sur des solutions qui viennent enrichir notre offre à destination des gestionnaires de patrimoine, et qui sont à même d’anticiper les besoins de maintenance pour agir sur un enjeu fondamental : la sécurité routière.
Un exemple de ces solutions susceptibles d’améliorer la sécurité des réseaux routiers ?
Nous fondons beaucoup d’espoir dans notre service baptisé Anaïs. A l’aide de capteurs embarqués, il collecte les informations émises par des véhicules évoluant sur un patrimoine routier. Nous pouvons ainsi analyser les comportements anormaux et les répertorier selon plusieurs critères – freinage intempestif, déport latéral, survitesse… – pour ensuite les recouper avec des éléments extérieurs comme la météo, le moment de la journée ou la densité du trafic. Il devient donc possible d’identifier une multiplication des « presqu’accidents » sur une zone, et de faire des recommandations en conséquence aux collectivités dans leurs décisions d’aménagement et de gestion préventive du réseau routier. Une fois les travaux réalisés, notre système leur permettra d’évaluer l’efficacité de l’intervention sur les zones détectées, tout en améliorant la sécurité des usagers de la route. Notre outil Anaïs est un complément essentiel des contrats de performance.
Les collectivités locales sont-elles sensibles aux promesses de cette solution innovante ?
Nous l’avons présentée à différents gestionnaires, principalement ruraux. Economique et porteuse d’une information stratégique pour orienter les choix, elle est très bien reçue. Nombreux sont les départements à exprimer leur intérêt, à l’image de l’Eure-et-Loir, qui sera le premier à l’utiliser.
Flowell est testée depuis peu dans la commune de Mandelieu-la-Napoule (lire p. 50). Ce système de signalisation dynamique arrive-t-il à maturité ?
Avant sa première mise en œuvre dans le domaine public, nous avons énormément travaillé sur sa fiabilité. Le système est assez comparable à celui de Wattway. Panneaux photovoltaïques ou dalles leds sont fragiles : ils doivent être suffisamment protégés pour accepter toutes les circulations, y compris celles de poids lourds. A la différence de notre route solaire, Flowell n’est pas considérée comme un revêtement de l’infrastructure. C’est un équipement de sécurité qui doit donc satisfaire aux agréments de différents ministères.
Envisagez-vous d’autres applications de Flowell ?
De nombreux projets sont en cours. Parmi eux, nous prévoyons de réaliser dans l’année des expérimentations sur le partage de voirie, avec par exemple une affectation dynamique des voies sur un pont en Ile-de-France. L’ouvrage en 2 x 2 voies fait l’objet d’embouteillages récurrents le matin et le soir. Sur ces créneaux horaires, deux voies se révèlent insuffisantes dans une direction alors que l’autre sens de circulation est libre. Flowell permettra de disposer de trois voies dans un sens le matin, et de trois dans l’autre le soir.
On sent une volonté d’accélérer le rythme de l’innovation. Pour quelles raisons ?
En tant que leader, notre ambition, qui est aussi un devoir, est de faire avancer la route du futur et la mobilité responsable. Il nous faut également saisir les opportunités pour nous prémunir du risque de désintermédiation. Nous ne voulons pas nous faire « ubériser ». Pas question que quelqu’un vienne s’immiscer entre les gestionnaires de patrimoine et nous. Il y a peu de chances que des acteurs apparaissent subitement avec à la fois des solutions digitales et une capacité à entretenir les routes. Pour autant, certaines entreprises du numérique s’intéressent de plus en plus aux projets de construction, comme Orange avec l’université de Rennes 2, mais aussi Google qui a remporté un marché de smart city avec la ville de Toronto. Dans ce dernier cas, c’est notre stratégie smart road qui a convaincu les Canadiens et la firme californienne de développer des solutions de type Flowell sur ce projet précurseur des mobilités du XXIe siècle.
Revenons en France où, vous le mentionniez, le marché s’est redressé après d’importantes difficultés. Quels sont aujourd’hui vos principaux leviers de croissance ?
Nous avons perdu 40 % d’activité entre 2008 et 2015, donc même si notre croissance a été de 10 % sur deux années consécutives, nous sommes encore loin du niveau de 2008. L’investissement public représente 70 % de notre activité. dont 5 % proviennent de l’Etat. Malgré cette part marginale, nous attendons que la loi Mobilités fige le budget de l’Agence de financement des infrastructures de transports de France (Afitf). L’autre sujet, c’est évidemment le Grand Paris Express. Nous avons remporté le premier marché ferroviaire, et beaucoup d’autres seront lancés jusqu’en 2030. Et quand les gares commenceront à ouvrir, à partir de 2025, les travaux routiers et de VRD prendront le relais autour de ces équipements et de leurs quartiers.
SNCF Réseau n’a jamais autant investi dans le renouvellement. Parvenez-vous à en tirer profit ?
Ces investissements sont en effet importants, même si l’effort a été engagé depuis quelques années déjà. Nous avons remporté deux contrats de « suite rapide » [régénération à haut rendement d’équipements ferroviaires, NDLR], y compris sur les lignes à grande vitesse (LGV). Il y en aura sans doute d’autres car les premières LGV ont trente ans et nécessitent maintenant des contrats d’entretien régulier. Cela nous donne de la visibilité pour trois à cinq ans. Par ailleurs, le rail est clairement un axe privilégié dans les réflexions autour de la mobilité. Le ferroviaire a donc de beaux jours devant lui.
Côté route, où en sont les plans de relance et d’investissement autoroutiers ?
Le premier, lancé en 2015, représente 3,2 Mds € d’investissements dont à peine 30 % ont été engagés. Il nous a déjà permis de bien garnir notre carnet de commandes. Nous venons notamment de terminer un premier chantier sur l’A10, entre Tours et Poitiers, dans le cadre de l’élargissement de cette section en 2 x 3 voies.
Justement, les élections vont se succéder ces trois prochaines années. Craignez-vous qu’elles génèrent une baisse sensible de l’activité ?
Colas existe depuis quatre-vingt-dix ans, nous avons l’habitude des effets de cycle. Les années 2014 et 2015 étaient particulières car le creux d’activité lié aux mandats municipaux intervenait après cinq à six ans de baisse. Cette fois, la donne est différente. L’activité marquera sans doute le pas en 2020, mais après quatre années de croissance. Nous sommes d’autant plus confiants que notre carnet de commandes est historiquement haut et que nous avons traité beaucoup d’affaires début 2019.
De quoi attendre la relance de projets structurants, qui représentent au final seulement 4 ou 5 % de notre CA. En effet, notre modèle repose principalement sur la maintenance. Or, les élus ont bien compris que sous-investir dans l’entretien pendant sept ans revient à laisser mourir une infrastructure.
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